La Fête du Travail ... Sérieusement ?
Avant que le COVID ne modifie profondément le rapport des Français avec le travail, les confinements ayant servi d’accélérateur de particules sur des tendances profondes que les travailleurs entretiennent avec leur emploi et/ou leur métier, Emmanuel Macron osait tweeter : « le 1er mai est la fête de toutes celles et ceux qui aiment le travail, le chérissent parce qu’ils produisent, parce qu’ils forment, parce qu’ils savent que par le travail, nous construisons ».
Ce discours aurait été tout à fait approprié en 1942 quand le régime de Vichy intégrait le 1er mai à sa propagande prenant ainsi sa revanche sur une 3ème république qui avait toujours refusé d’en faire une fête officielle. Baptisée « Fête du travail et de la concorde sociale », la fête du travail, premier symbole de la trilogie « Travail, famille, patrie » est officialisée depuis les lois d’avril 1941 et parfois appelée également « Fête du maréchal » pour bien rappeler qui était le patron à l’époque.
Rayée du calendrier avec la Libération, le gouvernement décide finalement de la réintroduire en avril 1946 et deux ans plus tard, le 1er mai redevient un jour férié, chômé et payé pour les salariés.
Sous la seconde république, l’histoire de la fête du travail est encore plus ironique, puisqu’elle est instituée dans les colonies le jour de l’abolition de l’esclavage…
Toujours aussi ironiquement, la fête du 1er mai tire ses véritables origines aux États-Unis et plus particulièrement en référence à la date anniversaire en 1886 de l’appel des syndicats ouvriers américains pour revendiquer la journée de 8 heures.
La grève générale du 1er mai 1886, impulsée par les anarchistes, est largement suivie par plus de 300 000 ouvriers dans tout le pays. Mais il suffit de quelques jours pour que les choses se gâtent, notamment à Chicago lorsque le 4 mai suivant, une bombe explose devant les forces de police faisant un mort dans leurs rangs. Sept autres agents sont tués dans le combat qui s’ensuit avec les manifestants.
À la suite de cet attentat, cinq syndicalistes anarchistes sont condamnés à mort malgré l’absence de preuves (quatre seront pendus le vendredi 11 novembre 1887, connu depuis comme Black Friday lequel n’a aucun rapport avec l’orgie commerciale qui suit la fête de Thanksgiving) ; le dernier s’étant suicidé dans sa cellule avant son exécution. Trois autres sont condamnés à perpétuité.
En commémoration de cet évènement et à l'occasion du centenaire de la Révolution française, en 1889, lors de la 2ème Internationale socialiste à Paris, il est décidé, sous l'impulsion de Jules Guesde, de faire du 1er mai une journée de manifestations. Dans les années qui suivirent, celles-ci s’achèveront parfois dans le sang (fusillade de Fourmies dans le Nord en 1891 ou répression meurtrière à Paris en 1906).
Toutefois, cette célébration des luttes américaines a fait ce que le 1er mai est aujourd’hui à une époque où les grandes entreprises outre atlantique payent des millions de dollars à des cabinets de consultants pour éviter à tout prix la constitution de la moindre cellule syndicale au sein de leurs établissements.
Bref, le monde a toujours la mémoire courte et on oublie trop souvent que depuis plus de 2 siècles, le 1er mai est avant tout une journée de violences, de luttes et de revendications (la semaine de 40 heures ne sera obtenue en France que 40 ans plus tard en 1936).
Car, en France, le caractère festif du travail reste un oxymore tant étymologique que sociologique et le rapport générationnel avec ce concept évolue à une vitesse que les entreprises ne parviennent plus à maîtriser.
Philippe d’Iribarne explique tout d’abord « l’étrangeté française »[1] de notre rapport au travail par une hiérarchie sociale quasi féodale dont le niveau atteint serait conditionné par la réussite au sein du système scolaire avec au sommet de l’échelle, la noblesse constituée par l’élite issue des grandes écoles. Selon lui, l’opposition entre le noble du haut et le manant du bas structurerait encore le rapport au travail des Français marquée nous dit-il par une « logique de l’honneur ».
Même si cette structure a tendance à se déconstruire au fil du temps et des générations, elle reste très prégnante et le travail continue à occuper une place primordiale dans la vie et l’esprit des Français. Il revêt un caractère identitaire particulièrement important, et constitue un des plus solide marqueur d’inclusion sociale.
D’après les dernières études et sondages réalisés entre 2016 et 2024[2], la grande majorité des travailleurs disent pourtant aimer leur travail (77%). La rémunération[3] reste le facteur clé devant l’ambiance et même l’intérêt des missions confiées ou les perspectives professionnelles.
Pourtant, plus de 55% des Français estiment qu’ils sont mal payés pour leur travail, un taux qui monte à 67% chez les ouvriers[4]. En France, pour un temps plein, un quart des salariés touche moins de 1 750 euros nets par mois, la moitié moins de 2 200 euros. À 3 000 euros, on se situe parmi les 25 % les mieux rémunérés et à 4 300 euros, on entre dans le top 10 % des « hauts salaires »[5].
Cela n’empêche pas les Français de continuer à effectuer des heures supplémentaires non rémunérées (58%). En moyenne, les employeurs de France bénéficient de 5 heures gratuites par semaine, soit plus de 200 heures gratuites par an. 25 % des salariés font plus de 10 h supplémentaires par semaine[6].
Ce phénomène est renforcé par l’adoption de modes hybrides de travail. Le télétravail augmente cette disposition des Français à vouloir « faire plus » pour « faire mieux » sous prétexte qu’ils ne sont pas sur leur lieu de travail accentuant la porosité entre vie privée et professionnelle.
Bien évidemment, ces heures de travail ne sont pas comptabilisées dans les nombreuses études de l’OCDE ou du gouvernement sur la productivité en France. Joël Bourdin[7], rapporteur pour le Sénat précisait déjà dans un rapport en 2007 que « seules les heures payées et déclarées sont vraiment prises en compte. En particulier, on ne dispose pas d'information suffisante pour estimer correctement les heures faites, mais non payées »… et pour cause.
Le 15 avril dernier, au cours d’une conférence de presse sur l’état des finances publiques, François Bayrou a affirmé que la France ne « travaillait pas assez », un constat plutôt catégorique de la part d’un homme qui nous répète à l’envi qu’il n’est jamais au courant de rien …
Cette fois-ci, c’était vrai, car selon l’OCDE (dont la haute fiabilité des études vient certes d’être démontrée …), les Français ayant un emploi travaillent plus en durée annuelle que les Allemands, les Danois, les Néerlandais ou les Luxembourgeois nous précise Dominique Méda dans un article récent du Monde[8].
Pour illustrer ce rappel de façon plus anecdotique, une semaine plus tard, les salariés d'Ernst & Young votaient massivement lors d’un référendum en faveur d’un encadrement plus strict de leur temps de travail pour le limiter à 48 heures par semaine !
Les gains supposés de productivité induits par une gestion des salariés sur tableur Excel (que j’appelle désormais la Sterinpsychose) et l’excès de la gouvernance par les nombres si brillamment exposée par Alain Supiot[9] sont autant de facteurs qui entraîneront une réticence croissante des Français à s’investir pour les entreprises qui les emploient.
Ne serait-il pas utile, tant sur le plan individuel que collectif, de considérer notre temps de travail effectif réel pour apprécier plus objectivement notre productivité et notre rapport au travail ? Et la « logique de l’honneur » citée plus haut associée à une culture de l’urgence justifie-t-elle de travailler gratuitement dans des proportions aussi importantes ? (Et de s’appauvrir tant financièrement que socialement, sans omettre le monumental manque à gagner en termes de cotisations sociales) ?
« Que t’en semble lecteur ? Cette difficulté vaut bien qu’on la propose » (La Fontaine).
Alors est-ce la fête du Travail … ? Pas encore semble-t-il …
[1] Philippe d’Iribarne L’étrangeté française. Seuil 2006.
[2] Parlons Travail étude CFDT 2017, les Français au Travail. Etude Institut Montaigne 2023, Les Jeunes et le Travail. Etude Institut Montaigne 2025. Bilan annuel de l’INSEE 03/2024.
[3] Rapport IFOP 2023 rapport au travail des Français.
[4] Rapport IFOP 2019 rapport au salaire des Français.
[5] Données 2024. Observatoire des inégalités.
[6] Baromètre Temps de travail Secafi/Viavoice 2024
[7] Rapport d'information n° 189 (2006-2007), déposé le 30 janvier 2007.
[8] On ne redressera pas le taux d’emploi sans améliorer la qualité des conditions de travail en France Le Monde 26/04/2025.
[9] La gouvernance par les nombres. Alain Supiot. Pluriel 2020.
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